lundi 24 décembre 2018

    Les Jolis Contes du Père Gernier (1) : #Libertéjécristonnom !

    Tel un gilet jaune antisémite, adorateur du Suprême Leader, Poutinien & d’extrême droite, je souhaite respecter les traditions et vous proposer une histoire écrite dans le cadre d’un concours  sur le thème de la Liberté. Celle-ci possède la noirceur et l'ironie d’une tasse de café soluble premier prix, et vous arrachera les tripes à vous faire chier du sang dès la première ligne. Elle n’a pas été du goût du jury, aussi plutôt que de la laisser dormir dans un coin du disque dur, je la mets à votre aimable disposition. Joyeux Sol Invictus.

    Photograhie : Pixabay


    #AnneNielsen.
    Je trouve que les serviteur respecte pa assez quand je vien chet vou et je pense que c’e bien de dire me que #JulienSorel me respecte pa.

    #LaCommune.
    Nous avons enregistré votre plainte N°250-B223-Z422. Soyez assurée que vous aurez de nos nouvelles dans quelques jours.


    Les événements se multipliaient à la vitesse de l’éclair en notre époque de communication électronique. Un simple tweet suffisait pour détruire les vies des concitoyens aussi sûrement qu’une balle. Le sous-directeur de la section KBX-20232 de la Commune se tenait droit comme un I derrière son bureau en polystyrène expansé. Son costume de vinyle noir le recouvrait d’une armure d’assurance tandis que sa tête distendue jaillissait de la fine ouverture laissée par une cravate anthracite trop serrée. Il amena à sa bouche ses petits doigts boudinés, essuyant un mince filet de bave. Le soleil qui entrait par la fenêtre illuminait ses oreilles décollées, traçant la carte du réseau de ses vaisseaux sanguins.
    — Nous avons reçu un tweet de mécontentement, Monsieur Julien Sorel… Vous savez forcément ce que cela signifie…
    — Attendez… Julien Sorel se décomposa sur sa chaise.
    — Mais je n’attends rien, Monsieur Sorel continua le sous-directeur. Rien du tout. Nous sommes orientés vers l’ACTION. Vers l’efficience ! Chaque minute qui passe fait baisser notre moyenne de performance, et vous le savez !
    — Mais je…
    — Silence ! Nous vous avons donné votre chance, à VOUS ! Une simple statistique dans la courbe sans cesse grandissante du chômage. Une CHANCE de PROUVER à la société ce que vous VALEZ !
    — Mais enfin c’est ridi…
    — Ne me coupez pas la parole ! Un bon employé doit savoir écouter… Écouter ! Vous comprenez ! Nos concitoyens ont d’abord besoin d’une écoute, d’un sourire. Nous offrons plus que des services ! Ceux qui viennent chez nous doivent repartir satisfaits ! TOUS ! Notre image de marque est en jeu et nous ne pouvons pas nous permettre une seule erreur !
    — Mais je vous ass…
    — Nous avons eu un mauvais Sweet ! Vous comprenez ce que cela signifie ?

    D’un geste le sous-chef sorti de sa pile de dossiers impeccablement rangé une mince feuille blanche qu’il posa sous les yeux de son employé. Sous le sigle en forme de colibri, la phrase s’étalait, assemblage de déjections alphabétiques. Julien Sorel sentit une nouvelle fois la crise de rage l’assaillir. Il ramassa sa main droite en un poing compact, enfonçant ses ongles mal coupés dans sa chair. Une perle de sang jaillit de la coupure.

    — Cela a été partagé vingt-huit fois en l'espace de deux heures ! VINGT-HUIT FOIS !

    Le sous-chef appuya sur la dernière affirmation, dégustant ses lettres comme un vin capiteux. La comptabilité des mauvaises performances de ses sujets le plongeait dans une joie extatique. Ses petits yeux porcins se rétrécirent jusqu’à n’être plus qu’une mince ligne dans son visage lunaire. Les muscles zygomatiques dessinèrent une expression animale abjecte.

    — J’ai fait des recherches sur vous mon petit Sorel… Vous n’êtes pas assez SOCIABLE !
    — Mais je ne vois pas ce que ça…
    — Je comprends votre petit jeu ! Je vous connais, mon petit Sorel. Des individus comme vous j’en bouffe quinze à la douzaine dans la semaine. Vous avez bien un compte Fesses de Bouc, mais vous ne partagez rien avec vos proches. Dans une semaine, le nombre de Farts de votre page ne se monte qu’à quatre. QUATRE !! Et je peux même voir que le 01/03/2025 vous avez essayé de partager… Comment qualifier ça ? Des croûtes de votre cru, c’est ça ?
    — Mais je… Ce que je fais chez moi est…
    — C’est du temps que vous grappillez sur votre TRAVAIL, sur votre efficacité. Vous revenez le lendemain, fatiguez, énervé et voilà ! Une plainte partagée…
    — Ce que je fais chez moi…
    — Nous regarde ! Je suis un Responsable moi ! Il me faut des chiffres positifs dans le RAPPORT à la fin du mois, vous comprenez ? Je n’ai que faire « d’artistes du dimanche ». Vous n’avez aucune chance, AUCUNE, de devenir un jour un artiste officiel… Il faut du talent pour ça ! Votre croûte ne vous a valu que deux Farts. DEUX…

    Julien Sorel, blême, s’agitait sur sa chaise en grinçant des dents sous l’humiliation. Des ressorts s’ébrouaient sous ses jambes, le tançant de s’opposer au sous-chef, de lui coller un pain qui aplatirait en une pulpe sanglante le tubercule couperosé qui lui servait de nez. Pourtant, les longues heures de dressage scolaire, puis la terreur du chômage avaient fonctionné au-delà de toute espérance. Une force spectrale le condamnait à subir l’humiliation forcée, le scrotum solidement vissé à son inconfortable chaise, impuissant face à son tourmenteur.

    Comme tous ceux de ma génération élevée par le net pensa-t-il, je ne vaux guère mieux qu’un toxicomane qui a besoin de son injection de popularité numérique ! Je suis prêt à toutes les bassesses pour qu’on me lèche au moins une fois dans ma vie mon fondement merdeux. Cela justifie les crédits qui n’en finissent pas, les sacrifices quotidiens, la soumission la plus larvaire.

    L’épilogue, grotesque, se profilait. Pouvait-il saisir l’occasion de s’enfuir de cette prison sans mur ? Comment s’évadait-on lorsque l’on était l'otage de quelque chose d’intangible comme le Néo-Capitalisme ? La pensée de l’arme qu’il portait en permanence sur lui transperça son lobe occipital, comme une évidence limpide, la démonstration hyaline d’une équation dont il traquait depuis des années l’évanescente solution.

    — Aussi, mon cher Julien Sorel, je vous annonce que nous nous passerons de vos services. Vous recevrez votre certificat DZ-222 par courriel dans la semaine qui vient. Il ne vous restera plus qu’à pointer au chômage… Mais suis-je bête ! Vous ne pouvez plus, vous avez déjà épuisé tout votre crédit chômage… Et bien, bon vent alors et vogue la galère !

    Le couperet venait de s’abattre sur sa tête l’envoyant promener dans un panier immatériel. Avec clarté ses neurones galvanisés par l'adrénaline lui dictaient ses prochaines actions. Il connaissait les dernières lois votées et ce que, en ces temps de crise économique terminale, la perte des points de chômage entraînait. Les Web-Canaux diffusaient avec régularité les reportages sur ces clochards que l’on euthanasiait sous la pression de la vindicte populaire.

    Les mêmes esclaves qui scandaient des slogans publicitaires en guise de revendications politiques, ignorant que leurs emplois étaient morts et enterrés depuis longtemps. Ils courraient comme des lemmings après une époque révolue, incapable de changer de paradigme. En cette seconde historique, Julien Sorel n’appartenait plus à ce troupeau d’aveugles. A présent, la trouille qu’exerçait la camarde relâchait son emprise sur son esprit et son corps.

    — Et bien alors ? Vous ne m’avez pas entendu, je vous ai dit que cet entretien était terminé.

    Toutes les années d’éducation de Julien Sorel s’effondraient, comme un barrage rongé par une crue régulière. Les eaux déchaînées envoyèrent valser les réflexes pavloviens et les années de coaching intensif. Toute son existence lui revint comme un boulet amer dans la bouche. Ses liens métaphoriques défilaient comme autant de coups de poing alimentant le feu sacré de sa fureur divine. Les humiliations à répétitions de ses professeurs, les lacis de ses condisciples, les rejets amoureux s’ajoutèrent les uns aux autres pour justifier le geste qu’il préméditait depuis longtemps dans ses rêves d’enfant contrit.

    Ses pieuses aspirations d’art furent les premières à être réduites en miettes, il ne correspondait pas au profil d'un artiste agrégé. Depuis il se contentait de suivre de loin l’évolution de ses camarades de promotion, certains se gaussant de lui. Les injonctions de santé, de bonheur et de succès qui s’étalaient sur les grandes surfaces des affiches publicitaires concassèrent ses notions de morales. N’avoir ni l’un, ni l’autre, revenait à devenir un paria, à glisser sur la dangereuse pente du chômage et de l’opprobre public.

    Il s’était astreint pendant des années à se composer un masque de sourire pour faire face aux railleries qui le cernaient de toutes parts. Enfermé dans les rues de la Ville, se cognant contre les murs de béton et de verre d’une existence morne, il consentit à se compromettre, préférant un moindre mal à une inféodation totale et unilatérale. C’était un combat sans trêve entre lui et ceux qui acceptaient sans broncher cette réalité amorphe.

    Mais le sentiment de liberté qui gonflait dans son cœur, alors même que le sous-chef venait de proclamer sa mise à mort prochaine l’exaltait. Dans son porte-document, la baïonnette allemande, prise de guerre d’un aïeul de la famille mort depuis des éons dans le chaos boueux de Verdun, vibrait d'une nouvelle vie. Soudain, elle symbolisait sa lutte contre son asservissement volontaire. Une façon de se rappeler que si sa génération s’accordait au patronyme de « génération Fesses-de-Boucs », autrefois des générations héroïques avaient foulé la Terre et changé la face de l’humanité.

    Ses contemporains devaient s'emparer des armes, montrer à ces cinquantenaires aigris et corrompus qu’une réalité plus violente, plus viscérale existait toujours dans l'âme humaine. Les traits du sous-chef se décomposèrent en une grimace grotesque lorsqu’il se leva, le torse bombé, la lame rouillée, mais encore mortelle, à la main.

    Le sous-chef recula derrière le maigre paravent de son bureau tandis que son monde s’écroulait. Des flatulences nauséabondes explosèrent. Julien Sorel exécuta un arc de cercle parfait de son bras droit, zébrant l’air. L'acier corrodé ouvrit une large échancrure vermeille dans la gorge puis le sang jaillit en un flot mordoré, aspergeant Julien de sa chaude douceur.

    Julien Sorel savait que le Service de Prévention aux Citoyens ne tarderait pas à débarquer pour l'occire séance tenante. Peut-être parviendrait-il à en embrocher un ou deux avant d'être réduit en pulpe par les « Pacificateurs Urbains ». En attendant, il savourait son geste fatal, observant la destruction définitive de l’homme qui symbolisait les compromis et la corruption. 

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    Parce que la musique adoucit les mœurs (paraît-il...).


    dimanche 25 novembre 2018

    Bibliothèque des Ombres : FluidRat/Rem Sakakibara

    Pagination : 3 vol.
    Traduit par Aline Kukor
    Black Box éd.

    Sainen, journaliste aux méthodes parfois douteuses travaille pour une feuille de chou locale. En quête d’un nouveau sujet racoleur, il tombe sur une fille en fuite, peu vêtue et phobique de la gent féline… Traqué par un groupuscule industriel nauséeux, notre héros devra accepter une vérité surprenante : sa compagne de circonstance est une « FluidRat », un être capable de passer d’un corps humain à un corps de rat au contact des sécrétions humaines… Ces êtres étonnants portent des germes pathogènes qui aiguisent les convoitises… Sainen louvoiera entre ses velléités héroïques et ses calculs opportunistes, aidant malgré lui sa compagne d’infortune.

    Après un prologue sous forme de légende, l’auteure démarre tambours battants son récit. Assez atypique au milieu de la masse des mangas stéréotypés que nous servent ad nauseam les grands éditeurs, FluidRat se distingue par un sujet insolite alimenté par les nombreuses rencontres et péripéties. Il est dommage que l'histoire s’achève d’une manière assez brusque tant il y avait de matière pour une courte saga.

    L’auteur construit sa mythologie en usant de contes connus (le joueur de flute de Hamelin par ex.), pour mieux coaguler son univers fictionnel. Le mouvement de balancier imprimé entre le mythe et la vérité est la clé de voûte thématique de ce récit aux innombrables transformations qui font échos à la condition existentielle des protagonistes métamorphes. Ces rebondissements déchireront aussi les humains qui les accompagnent, les mettant devant le dilemme moral de choisir entre se libérer de son encombrante « persona » ou de demeurer un rouage huilé d’un système inique.

    Le récit montre une belle brochette d’humanité putride qui nous change – si ce n’est agréablement, au moins de manière plus honnête – des héros au cœur purs l’éternel sourire vissé sur leurs bouilles de tête à claques : des personnages plus retors que la moyenne, que ce soit le scientifique psychotique – un des rares clichés du scénario – ou les deux journalistes « fouille merdes » qui ne cessent de se tirer la bourre sans faire attention aux dégâts collatéraux. Le dessin énergique et le découpage allié au soin apporté aux graphismes des onomatopées, dans les séquences de métamorphoses en particulier, achèvent de faire de ce triptyque une petite réussite.

    Enfin, ce n’est pas habituel, mais je vais clore mon laïus pour souligner l’excellente idée de l’éditeur de supprimer les jaquettes, ces objets aussi disgracieux que non pratiques. Du coup le livre tient bien en main. Mentionnons la nette amélioration de la traduction et le soin apporté à l’adaptation graphique au sein des différents phylactères, ce qui n’a pas dû être une sinécure sur ce titre, au vu de la profusion d’informations dans les planches.

    Malheureusement FluidRat risquera de passer sous les radars, l’encombrement des étals dans les librairies masquant les bons titres, et la distribution de Black-Box, loin des circuits conventionnels, complique encore l’équation.

    Pourtant cette histoire de petits rats méritent que vous lui accordiez un peu de votre temps.

    lundi 12 novembre 2018

    Photographies : Le Village Condamné

    Suite de mes pérégrinations photographiques... Un soupçon d'Innsmouth dans le Nord-Pas-de-Calais...






     

    samedi 27 octobre 2018

    Photographies : Araneus Diadematus part 2

    Pris par plusieurs corrections de manuscrits et un gros travail à exécuter sur une histoire à quatre mains impliquant Ethel Arkady, je n’ai guère le loisir de rédiger de nouvelles chroniques. En attendant que le calendrier se déleste un peu, je vous propose d’autres clichés entomologiques.



    jeudi 27 septembre 2018

    Photographies : Araneus Diadematus

    Il était temps ! Après plus de dix ans sans appareil, j’ai enfin cédé aux sirènes du numérique. Attendez-vous à avoir en ces lieux quelques photographies de mon cru. Pour commencer, quelques sujets animaliers, comme cette araignée porte-croix qui investit nos jardins pour mon plus grand plaisir d’arachnophile en cette belle saison d'automne pour régaler nos mirettes. Et se gaver de moustiques !





    dimanche 9 septembre 2018

    Les Chroniques de Yelgor : La Carte !

    Au sortir des Chroniques de Yelgor, je me dis que ça serait sympa de faire une carte narrative des différents royaumes et environnements que traverseront nos héros durant leurs périples.

    Un truc pas trop long à faire… Sauf qu’entretemps je me suis pris au jeu (et même ainsi j’ai omis pas mal d'éléments si vous y regardez de prêt ! Il manque notamment l’échelle. À la grosse louche, cette section du continent comprend une surface qui fait à peu près l’Europe, à un millier de kilomètres de marge d'erreur…) et que mon délire cartographique que je prévoyais sur une petite semaine m’occupera… Deux mois ! Enfin, la chose est à présent achevée.

    Je la poste en deux versions : une qui vous permet de vous faire une idée du royaume dans le cadre du récit et l’autre qui pourra servir aux rôlistes de passage et qu’ils peuvent intégrer dans leurs parties ! N’hésitez donc pas à la télécharger. Au pire, je vous demanderai de me dire ce que vous y avez vécu et comment vous êtes morts ! Après tout, Les Chroniques... sont parties d’une ancienne campagne auxquels moi et quelques amies avions joué… Ce n'est que logique qu'elle profite à d’autres pour s’ébattre dans ses vastes et mystérieuses terres.


    Carte sans indication, téléchargeable !

    dimanche 22 juillet 2018

    Dessin du Dimanche : L'Ordre Noir, découpage 02

    Suite de mon arlésienne : le découpage de ma BD en cours depuis plus de dix ans… Je crois que je vais enfin pouvoir achever une longue séquence d’action de plus de 30 pages… Une bonne manière de montrer les compétences d'Ethel Arkady en matière d’exécution de vampires... En attendant un résultat plus définitif, quelques recherches en cours. Bon dimanche à vous !
     


    Planche à refaire. La perte du collier protecteur...

    dimanche 15 juillet 2018

    Bibliothèque des Ombres : Kane : intégrale, vol.3/Karl Edward Wagner

    Ultime tome des aventures de Kane, où nous le retrouvons confrontés à des ennemis appartenant aux répertoires du Gothique (démons, vampire, loup-garou…) ce qui ne fait que confirmer les intentions de départ de K.E.Wagner d’épicer sa fantasy d’une bonne dose d’horreur. Conteur hors pair, l’auteur trouve souvent le moyen de nous embarquer dans des ambiances réussie, ce qui compense largement certaines faiblesses narratives. Cependant, le virage à 180° opéré dans les dernières nouvelles risque de prendre à revers la plupart des habitués aux récits de mécaniques de fantasy. Gare au choc ! Wagner bouleverse la donne en projetant Kane en plein dans les décadentes années 70…

    Éditeur : Gallimard
    Collection : Folio SF : Fantasy
    Traduit par Patrick Marcel
    714 p.

    Dernier recueil des aventures de Kane qui regroupe neuf nouvelles, un poème, le début d’un roman et un article de Wagner exposant les tenants et les aboutissants de sa création… Plus encore ici que dans les précédents volumes, Wagner s’emploiera à montrer les ravages du temps sur son personnage, jusqu’à un final surprenant resté – hélas – inachevé.

    — Le Nid du Corbeau.
    La jeune Klesst possède des yeux bleus hantés par la folie et pour cause : elle est née du viol de sa mère par Kane qui, en piteux état et pourchassé par les autorités de la région, va trouver refuge dans l’auberge de son ancienne victime… Une nouvelle qui revient sur l’ambivalence de Kane et les conséquences de ces actes. Wagner introduit une nouvelle variable dans son mythe avec la présence de Sathonis – Satan – auquel a été promise Klesst dans un souhait de vengeance. S’ensuivra une véritable quête pour Kane pour parvenir à sauver Klesst qui l’amènera à questionner son libre arbitre lors d’une joute verbale avec le seigneur-démon. Joli morceau atmosphérique en huis clos, peuplé de personnages tordus, nimbé d’un ton gothique, une orientation qui se confirmera durant tout ce troisième volume, Wagner abandonnant une fantasy plus classique pour verser avec encore plus d’assurance dans l'épouvante, évoquant au passage autant Edgar Allan Poe que les productions cinématographiques de la Hammer.

    — Réflexion pour l’hiver de mon âme.
    Cherchant à exterminer les derniers survivants de la secte de « La Croisade des Ténèbres », Kane est surpris par une tempête de neige. Obligé de se réfugier dans un château isolé, il devra s’accommoder d’un seigneur terrifié et d’un loup-garou en furie… Confirmant l’orientation horrifique de la saga, Wagner confronte cette fois son héros à un mythe de la littérature fantastique. La dénomination de « Gothique sous acide » convient à merveille à cette histoire qui dégage une brume d’angoisse et de folie exacerbée. Si l’identité du lycanthrope ne fait guère de doute pour le lecteur, l’énigme n’étant pas le point fort de Wagner, les tours et détours du récit s’avèrent souvent prenants et font de ce texte un des meilleurs de son auteur qui, à travers ses mélanges expérimentaux d’alchimistes, se détachent peu à peu de l’ombre de ses ainés.

    — La Froide Lumière.
    Gaéthaa, surnommé « le Croisé », est renommé pour détruire dans son sillage les « forces du mal » au nom de Dieu. Engageant la crème des mercenaires dans sa guerre sainte inextinguible, il prévoit d’éliminer Kane qui s’est retiré du monde dans une ville fantôme. Usant des méthodes les plus litigieuses pour parvenir à ses fins, Gaathéa attisera les braises du trouble dans l’esprit de son fidèle second, Alidore. Sans doute le chef-d’œuvre de ce volume ! Wagner nous fait partager les moments dépressifs de Kane, son vertige temporel qui ne cesse de le poursuivre, pour le confronter à une bande qui – sous couvert de morale – n’a rien à lui envier dans la rouerie et la brutalité. Il règne une imagerie de western dans ce texte, que ce soit dans l’emploi d'une ville en ruine, servant de toile de fond aux affrontements, ou dans le schéma de la lutte d'un héros isolé et mal en point face à une cohorte de mercenaires n’hésitant pas à molester et à violer les locaux pour parvenir à leurs fins. Alors qu’elle avait disparu, la thématique du fanatisme religieux remonte sur le devant de la scène avec une virulence renouvelée, les propos de Gaéthaa étant d'une rare violence tandis que Kane endosse malgré lui les oripeaux ambivalents d'un protecteur de la justice avec un certain panache.

    — Mirage.
    Dernière nouvelle à nous présenter un Kane dépressif, ce récit le confronte à une vampire qui ressuscite par nécromancie un royaume oublié pour l'attirer le maudit dans ses raies. Kane choisit de mettre à l’épreuve son invulnérabilité dans le creuset du vampirisme. Un texte qui vaut le détour ne serait-ce que par son travail sur les ambiances et un affrontement attendu. Insistant une fois de plus sur le fardeau de l’immortalité, Wagner s’emploie à décrire le spleen morbide de son héros lors d’une étincelante tentative de suicide dans un univers d’ombres.

    — L’autre.
    Kane parvient presque à se hisser sur le trône, sauf qu’il a omis un léger détail dans les religions locales… Un court récit qui croise les deux plus puissantes thématiques de Wagner d’une manière virtuose s'achevant sur un sacrifice absurde entraînant une réaction monstrueuse de Kane quelques siècles plus tard. Une des rares nouvelles qui repose sur une chute abrupte d'une logique imparable. Une pièce qui prouve qu’on peut tisser une fantasy passionnante en un minimum de mots tout en décochant un uppercut dans la face du lecteur. Brillant !

    — La Touche Gothique, Lacunes, Dans les tréfonds de l’entrepôt ACME, Tout d’abord juste un spectre.
    Les derniers textes du recueil amorcent un virage à cent-quatre-vingts degrés dans l’épopée de Kane. Après avoir subi sa malédiction, il prépare un plan d’action pour occire le Dieu qui l’a damné. En chemin, il croise les pas de l’albinos de Michaël Moorcock dans un court récit décousu et anecdotique dans sa conclusion, puis il débarque dans notre 20e siècle dans lequel il joue le rôle d’un bon petit diable, expérimentant sur ses contemporains des super-drogues aux effets aussi incongrus qu'atroce ou des sex-toys très particuliers... quand il ne se bat pas en duel avec sa fille Klesst contre Sathonis pour la possession de l’âme d’un écrivain… Effectuant un virage stylistique, Wagner se rit des attentes du lecteur pour diriger la saga de Kane vers son apothéose – qui ne sera jamais rédigée – dans un débordement de langage cru, de séquences érotiques et d’éthylisme forcené. L’ensemble des quatre nouvelles devait aboutir à un final exposant le plan complexe de Kane pour en finir avec Dieu. L’inachèvement de cette épopée nous laisse avec une kyrielle de points d’interrogation. Reste que ces textes dans lesquels Kane endosse un costume de biker décontracté demeurent jouissifs. En abandonnant le passé nébuleux de Kane pour notre monde, Wagner questionne la notion de « fantasy » pour l’installer dans notre époque contemporaine.

    Outre la première version de « Lynortis », le cycle se conclut par un fragment de roman : « Dans le Sillage de la Nuit » dont le prologue revenait vers une aventure plus caractéristique de Kane, celui-ci devant se confronter a un vaisseau extraterrestre crashé sur une plage. L’article « Kane passé et à venir » permet à l’auteur de disserter sur les rouages ayant abouti à la création de son personnage et aux grandes thématiques qu’il explore. Un texte passionnant pour tous ceux qui s'intéressent à l’écriture et à ses processus.

    Immense fresque de Fantasy, Kane s’impose dans la fantasy en nimbant sa prose d’une pincée d’horreur mais surtout – par-delà ses fulgurances sanglantes – dans l’exploitation d’un vertige temporel omniprésent. Si le « Dieu fou » qui a maudit Kane existe bien pour celui-ci, Wagner ne le définit jamais et les religions ne paraissent être pour lui que des illusions, quand il ne s’agit pas d’instruments employés pour contrôler les hommes afin de mieux les sacrifier sur l’autel d’intérêts cupides. En refusant tout manichéisme et toutes obédiences, Wagner nous met en face d’un personnage atypique au sein de ce genre codifié, un héros irrévérencieux qui se mue en une allégorie de la liberté dans ce qu’elle possède de plus ambigu.

    vendredi 22 juin 2018

    Bibliothèque des Ombres : Kane : intégrale, vol.2/Karl Edward Wagner

    Deuxième livraison de cette intégrale avec quelques belles nouvelles qui font honneur au genre, comme quoi la longueur ne fait pas la qualité, surtout en Fantasy... Une lecture idéale, à la fraîche pour les longues soirées languissantes d’été… De préférence devant un sommet montagneux.

     Éditeur : Gallimard
    Collection : Folio SF : Fantasy
    Traduit par Patrick Marcel
    688 p.

    Ce deuxième volume comporte l'ultime roman consacré au personnage, six nouvelles et d'un poème, sur lequel je ne reviendrais pas tant l’appréciation de cette forme littéraire est sujette à la subjectivité de chacun.

    — Le Château d’Outre-Nuit
    Troisième roman de la saga de Kane et peut-être le plus faible des trois en ce qui me concerne. On retrouve néanmoins la fameuse « touche gothique » exacerbée de Wagner avec plaisir, d’autant que le titre, dans sa version française, semble renvoyer « Au Château d’Otrante » d’Howard Walpole.

    Un empereur paranoïaque, habitué des purges politiques, commet l’erreur de laisser vive une sorcière – Efrel –, quoique dans un sale état après une séance de torture excentrique. Replié sur son île pour panser ses atroces mutilations, Efrel ourdit complots et conjurations contre le royaume de son ennemi et Kane pourrait être la pierre d’achoppement de sa vengeance… Un Kane qui de son côté compte bien profiter d’Efrel pour s’asseoir sur le trône…

    En dépit du retour d’un Kane menaçant et d’entités marines sur lesquelles planent l’ombre du maître de Providence, ce récit est plombé par une intrigue qui manque de substance et un recours parfois évident aux clichés les plus éculés de l’héroïc-fantasy comme cette princesse attachée nue lors d’un sacrifice…

    Malgré cette baisse de régime, le roman possède quelques fulgurances, fonctionnant surtout autour du personnage d’Efrel et de sa relation avec un Kane prêt à tout, vraiment TOUT, pour asseoir son pouvoir…

    Les nouvelles oscillent quant à elle entre le meilleur et le plus passable. Je me contenterais de citer celles qui ont eu le plus d’impact sur moi :

    — Lame de Fond.
    Kane nous apparaît en redoutable thaumaturge protégeant ses amantes contre la mort, quitte à se débarrasser d’elle lorsqu’elles se rebellent contre lui. Une histoire qui exhale un parfum de romantisme noir et qui établit les ravages du temps sur l’esprit de notre immortel.

    — Deux Soleils au Couchants.
    Kane et un géant – Dwasslir – recherchent le tombeau du dernier roi des géants. Sur fond de discussion sur les tentants et les aboutissants de la civilisation, évoquant un débat qui aura fait couler un fleuve d'encre entre R.E. Howard et H.P. Lovecraft, Wagner dépeint le crépuscule d’une race dont Kane se fait le témoin silencieux. Une nouvelle empreinte de mélancolie dans laquelle la malédiction de l’immortalité devient tangible, tant Wagner nous amène à ressentir le vertige qu’entraîne une vie sans fin qui voit s’écrouler tous les rêves et les espoirs des vivants dans la poussière de la décomposition. Kane apparaît très humain, brouillant l’idée que l’on se fait de ce personnage aux multiples facettes.

    — La Muse Obscure.
    Opyros se tue à la tâche, cherchant dans ses manuscrits raturés la trace qui le mènera au poème parfait. Pris dans les affres d'une rédaction qui lui résiste et le met au supplice, il ouvre son cœur à son ami Kane qui s’avère un fin connaisseur des subtilités littéraires... Wagner nous offre ici une histoire qui tourne autour de considérations sur l’acte d’écriture et des difficultés inhérentes à toutes pratiques créatives. Un texte salvateur pour tous ceux qui tâtent de la plume, du pinceau ou même du marteau dans la manière dont l'auteur envisage ce travail très particulier, qui tient de l'ascèse volontaire et de la recherche de perfection passant par une remise en question permanente. Mais l'art est une maîtresse exigeante et Kane propose à Opyros une aide surnaturelle en lui signifiant néanmoins que celle-ci n’est pas sans danger. Si par la suite le récit se perd dans des péripéties martiales annexes, il s’achève par la folie et un Kane amer, condamné à reprendre la route en solitaire.

    — Miséricorde.
    Kane est employé par une jeune femme ambitieuse pour voler une couronne aux mains de quatre frères versés dans les poisons et la magie noire. Si les forces en présence dépassent le guerrier roux, celui-ci dispose d’un avantage non négligeable : son immortalité. C’est avec une parfaite connaissance du terrain que Kane piège ses adversaires avant de les enrôler sous sa coupe. Une nouvelle distrayante dans laquelle Wagner fait la démonstration des privilèges qu’offre le temps à son personnage. Très « western » dans son esprit, c’est une récréation bienvenue au sein de textes plus graves.

    — Lynortis.
    Pour avoir sauvé une certaine Sessi, Kane se retrouve impliqué dans une chasse au trésor dans les ruines de l’antique Lynortis, une ville détruite par un long et atroce siège auquel a pris part Kane. Cette nouvelle comporte deux versions : une ébauche composée par Wagner lors de son adolescence – qui se trouve dans le troisième tome – et celle qui fut éditée dans le deuxième volume. Le premier jet nous amène à rencontrer un Kane enamouré, ce qui fait un choc ! Outre que le style flamboyant est déjà là, cette première variante demeure bien fade et se complaît souvent dans les pires travers de l’héroïc-fantasy. Ce qui n’est pas le cas de sa reprise, qui se concentre ici sur les conséquences de la guerre à travers des descriptions apocalyptiques, dont la présence de mutilée et surtout d’anciennes mines « magique » explosant sans prévenir sous les pas des infortunés explorateurs et dont le fonctionnement n'est pas si éloigné de nos armements chimiques…. Dans une ambiance proche des westerns spaghettis – avec ces bandes de mercenaires sans foi, ni loi et son chimérique trésor – ce texte s’enorgueillit d’une belle montée en puissance et d’une atmosphère poisseuse, en harmonie avec son atroce sujet.

    L’ensemble du volume dégage toujours autant de puissance dans sa narration, même si l’auteur sacrifie la chute de ses nouvelles au profit de la création d’une atmosphère vénéneuse. Chez Wagner, seul le chemin compte, et emprunter le pas de Kane amène le lecteur dans le tourbillon du temps qui demeure le principal ennemi de notre personnage, son monde ne cessant de se décomposer. Cette déliquescence permanente est palpable dans la plupart des textes et explicite souvent en creux les actes extrêmes de notre protagoniste.

    mercredi 30 mai 2018

    Bibliothèque des Ombres : Une histoire naturelle des dragons : Mémoires de Lady Trent.1/Mary Brennan

    En attendant le tome 2 des aventures de Kane, changeons radicalement d'ambiance pour une petite virée en terre victorienne pour une série de Science-Fantasy qui promettait... Eh oui ! C'est au passé car après lecture, la chose est tout de même assez décevante, nonobstant une lisibilité certaine... 
     
     
    Éditeur : L'Atalante
    Traduction : Sylvie Denis
    Illustrations : Todd Lockwood
    349 p.

     
    Dans un monde évoquant le nôtre, la jeune Lady Trent, obsédée par les dragons, essaie de satisfaire sa passion malgré les interdits d'une société patriarcale. En manipulant son entourage grâce à sa ruse, elle se rapproche peu à peu de son rêve. C'est son mari qui lui offrira l'occasion de participer à une expédition dans une région désolée, à la recherche de dragons des montagnes… Au cours de laquelle elle se confrontera à une énigme mortelle.
    Empruntant le style de la fiction Victorienne [1], les quelques illustrations qui ponctuent le récit parachevant le pastiche littéraire d’une élégante façon, ce titre, auréolé du prix Imaginales 2016, est-il à la hauteur de sa flatteuse réputation ? J’eusse aimé être enthousiaste, mais hélas si l’ensemble se laisse parcourir avec un certain entrain, on en ressort avec le sentiment d’un rendez-vous manqué.
     
    Cette œuvre partait pourtant avec un capital sympathie élevée. L’approche naturaliste d’une des plus emblématiques créatures de la fantasy possède le mérite de l’originalité et fleurète à de nombreux moments avec la science-fiction. La préoccupation environnementaliste de l'auteur s'insère à merveille dans sa thématique, prouvant que le genre peut traiter de problèmes contemporains sans y perdre de son identité. De ce côté-ci tout du moins la réussite est éclatante. J’ai d’ailleurs regretté que l’éthologie dragonique passe assez vite à l’arrière-plan – même si cette piste est récupérée en conclusion de l’histoire.
     
    Néanmoins, tous ces points forts ne masquent pas une intrigue parfois indigente, dans laquelle les affaires humaines prennent le pas sur les considérations naturalistes. Cet écueil se matérialise à mi-temps du livre lors d’un ventre creux de plusieurs centaines de pages qui auraient pu être expédiées, tant le récit s’enlise dans un bourbier d’ennui, à base de machination « surnaturelle », à la conclusion navrante et convenue [2].
     
    D’ailleurs, l’auteure ne déroge pas à une règle tacite du divertissement fictionnel en nous présentant en personnage principal une énième héroïne haut placée – avatar féminin de « l’homme providentiel » – qui adopte un ton et une posture dont la condescendance m’a coupé plus d’une fois dans ma lecture. Pis encore, les méfaits sont mis sur le dos des habituels arrivistes carnavalesques, aidés par ces salauds de pauvres, ajoutant une dernière louche à ce brouet infâme.
     
    Dommage d’avoir sacrifié un traitement audacieux, jouant sur les nombreuses similitudes thématiques rapprochant la SF & la Fantasy, sur l’autel d’une problématique sociétale qui aurait mérité une illustration moins caricaturale. La pilule « féministe », bâtissant sa démonstration sur un contexte social qui n’existe plus depuis deux-cents ans sous nos latitudes, est ainsi rédhibitoire en ce qui me concerne.
     
    Si ce sujet intéressait Mary Brennan, pourquoi diantre ne pas avoir fait de l’héroïne une Nicole Viloteau ou une Diane Fossey –, avec un accent mis sur les relations houleuses entre les dragons et les hommes en faisant desdites créatures des êtres intelligents, ajoutant une couche de complexité et de réflexion bienvenue dans le roman ? Pourquoi se complaire dans de sempiternelles intrigues de cours, tout cela pour aboutir à une morale ma foi fort consensuelle, de plus assénée avec la subtilité d’une marche militaire ?
     
    Une curiosité dont le style appréciable fait passer le goût des nombreuses et amères maladresses, que celles-ci soient voulues ou non.
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    [1] – Style littéraire qui se rapproche parfois du gothique dont il reprend la narration souvent sous forme épistolaire, avec une emphase mise sur les décors qui représentent les émotions du héros. Un élément fantastique ou science-fictif apparaît dans certains récits, sans que cela soit une caractéristique essentielle. Il se distingue aussi par des titres de chapitres à rallonge – qui feront le délice des pasticheurs – et un jeu de références méta-textuels, mentionnant d'autres œuvres. Publiés à leurs époques sous formes de feuilletons, ces œuvres ont bénéficiés d’illustrations en noir & blanc, souvent des gravures. Parmi les écrivains les plus connus qui ont travaillé ce genre, citons : les sœurs Brönte, Charles Dickens, Bram Stocker, Wilkie Collins
     
    [2] – Une séquence pénible victime illustrant à merveille ce que j'appelle : le syndrome « Scooby-Doo » – le monstre n’est qu’un déguisement utilisé par les conjurés pour faire peur aux héros en instrumentalisant les superstitions locales – qui est loin d’être satisfaisante et qui permet à l’auteure de se débarrasser avec fainéantise d’un arc narratif dont elle ne savait que faire…

    dimanche 27 mai 2018

    Bibliothèque des Ombres : Kane : intégrale, vol.1/Karl Edward Wagner

    L’été et sa moiteur étouffante me paralysant, il est temps de dégainer les gros volumes pour égrainer les heures chaudes durant lesquels j’ai autant d’énergie qu’une larve neurasthénique bourrée au Vitallium250gr. Et comme on a parcouru la piste du Cush en compagnie de Charles R. Saunders, autant enchaîner sur la création de son volubile et alcoolique comparse : Kane ! Un colosse d’Héroïc-Fantasy cruelle sur lequel j’aurais bien plaqué la moustache blonde de Franco Nero dans une adaptation cinématographique qui demeurera de l’ordre du fantasme…

    Éditeur : Gallimard
    Collection : Folio SF : Fantasy
    Traduit par Patrick Marcel
    735 p.
     
    Tout à la fois sorcier, poète et guerrier, Kane a été maudit par un dieu fou à l’éternité. Il distrait son inextinguible ennui en tentant de bâtir des empires… qui ne cessent de s’écrouler en monticules de sable sous ses doigts. Mais cette vaine quête n’est-elle pas celle d’un adversaire à sa mesure, capable de le délivrer de la prison du temps ?

    La collection Folio-SF a réédité les romans, les nouvelles et les poèmes composant le cycle de Kane en trois épais volumes, donnant l’occasion aux lecteurs français de se plonger dans des aventures empreintes de spleen et d'une brutalité peu commune dans le genre de la fantasy. Wagner n’a pas peur des mélanges – c’est le moins que l’on puisse dire – et si le style s’avère inégal, il émane de cette fiction l'indéniable fascination que l'on éprouve pour des œuvres frôlant l'excellence et le génie. Son protagoniste principal, au carrefour des influences, synthèse parfaite de Conan et de Sauron, participe à l'aura de ces textes ambigus au sein desquels la morale est plus d'une fois retournée, le cul par-dessus tête.

    Mais avant de plonger de plain-pied dans le contenu de ces trois énormes volumes, survolons le bouillon de culture dans lequel baigne l’auteur et qui a présidé à la naissance de cet antihéros. Comme il le révèle dans une courte postface du troisième tome, Wagner aura longtemps muri sa création dans le creuset de ses différentes lectures. Ce seront d’abord les classiques du gothique anglais – Melmoth ou l'Homme Errant de Mathurin en particulier – qui auront nourri sa réflexion sur l’importance des seconds rôles « négatifs » qui emmènent l’intrigue, éclipsant fréquemment des protagonistes principaux s'avérant fades dans leurs actions et consensuels dans leurs morales.

    De cette influence, il conservera une fascination pour un environnement hostile reflétant souvent les sentiments des personnages ainsi qu’une tendance à la grandiloquence. Il usera de Kane pour se livrer à toutes sortes d’expérimentations, cherchant à construire un style qu’il définira comme étant du « gothique sous acide ». Une taxinomie adaptée aux dernières aventures de Kane qui le verra atterrir dans les années 70…

    La littérature « pulp » des années 30 a également joué un grand rôle dans l'établissement de la charte esthétique de Kane. On retrouve dans les textes de Wagner la patte de l’inévitable Robert E. Howard pour le côté sec et brutal des scènes d’action. Souhaitant donner à son monde un lustre réel, factuel, Wagner compose des dialogues rudes et crus qu’il privilégie aux déclamations ampoulées qui plombent les récits des continuateurs de Tolkien et qui tendent, selon lui, à décrédibiliser le genre. D’autant plus que Kane – même s’il fréquente parfois des têtes couronnées – passe plus de temps en compagnie de mercenaires et de grouillots de guerre, qui jurent plus qu’ils ne débitent des logorrhées shakespeariennes. Une option stylistique boudée par les thuriféraires de la fantasy que j’applaudis, tant cette trivialité confère, paradoxalement, plus de force à l'imaginaire. 


    Amis écrivains, la boue, la poussière, la merde et le langage fleuri des charretiers sont vos meilleurs outils pour solidifier votre charpente de mots.

    Évoquons aussi la mythologie chrétienne dans le bagage de notre personnage. Karl Edward Wagner ne s’appesantit pas sur la question, pour lui Kane [1] est Caïn ! Outre son immortalité, il possède dans ses yeux une étincelle de folie, la fameuse marque infamante, qui l’éloigne de l’humanité. Très discrète, cette référence à une religion contemporaine existante va infuser dans différentes nouvelles, aboutissant aux meilleurs textes de l'auteur.

    Enfin, difficile de parler de Kane sans évoquer les récits qui le mettent en scène et l'évolution de son statut dans ce qui a été l’œuvre d’une vie.

    Le premier volume comporte deux romans :

    La Pierre de Sang :


    Illustration par Frank Frazetta
    Première apparition de Kane, bien que cette histoire fut publiée après le Château d'Outre-Nuit. Il flotte sur cette épopée barbare l'influence d' H.P.Lovecraft, tant dans son intrigue que dans des descriptions rivalisant d’adjectifs, parfois jusqu’à la surenchère.

    Après une courte scène introduisant Kane en voleur, nous le voyons mettre sur pied une expédition dans de lointains marais, promettant d'arracher à la vase des tonnes d'or au potentat local. Trahissant à tour de bras, Kane s'empare du trésor des Rillytis – une race d’hommes crapauds abâtardit – : une Pierre de Sang. L’énorme joyau cache en son cœur une technologie oubliée qui fait du cristal une intelligence artificielle, bâtit par les ancêtres des Rillytis du temps de leurs splendeurs. En constante expansion, tirant son énergie du vide sidéral, cet artefact confère un pouvoir inimaginable à son possesseur... À moins, que celui-ci soit, in fine, l’outil de l'esprit de froide logique lovée dans le minéral…

    Un récit nerveux, dense, parfois desservi par un excès d’images et de répétitions reprises dans une traduction ( ?) que je supposerais un peu trop déférente, quoique paradoxalement excellente dans son ambition de retranscrire l'ambiance que distille Wagner. Malgré ces petites scories, ce roman pose les jalons de la saga : une atmosphère empreinte de déliquescence, des royaumes pourrissants menés de main de fer par des soudards sans scrupules et des mystères surnaturels sur lesquels se devine l’ombre du maître de Providence.

    Ce qui nous vaut d'énormes paragraphes hallucinatoires lorsque Kane tente de contrôler l’intelligence artificielle dormant dans la Pierre de Sang ainsi que des descriptions gourmandes en décrépitudes de toutes sortes. Wagner plonge sa plume dans l'encre d'un romantisme noir, quelque-part entre Edgar Allan Poe et les décadentistes français pour peindre un monde flottant où les passions sont excessives et où les réalisations humaines ont autant de consistances que des châteaux de sable érodés par les alizées.

    L’horreur, qu’elle soit de nature diffuse ou plus frontale, est dispensée avec générosité, trouvant sa pleine puissance dans des affrontements dantesques n'hésitant jamais à verser dans la démesure et les flots de tripailles.

    Une parfaite introduction à l’univers tourmenté de Kane.

    La Croisade des Ténèbres :


    Illustration par Frank Frazetta
    Deuxième morceau d’anthologie de cette première intégrale qui confronte Kane à une secte vindicative se répandant comme une peste sur les royaumes voisins. Profitant de la crédulité du « Prophète » meurtrier, Kane intégrera les rangs de son armée de va-nus pieds, et usera de ses talents pour discipliner une assemblée disparate de bandits en une redoutable meute organisée. Son plan pour s’arroger le trône sera contrecarré par le général de la ville adverse, victime dans un premier temps de son orgueil, puis retournant sur les lieux de sa défaite comme un phénix pour démanteler la cabale d'un Kane en mauvaise posture, ses machinations se heurtant à la nature d’outre-monde de l'entité téléguidant la secte…

    Un roman dense, touffu, plein de fureur et d’horreur dont la moindre n’est pas celle de cette religion étouffante dont les exactions et l’ignominie au quotidien ne sont pas sans évoquer avec quelques décennies d’avance les atrocités des fous de Dieu de l’État Islamique. L’auteur utilise toutes les ressources de la fiction pour proposer des images qui vous collent dans le crâne comme cette partie de football entre enfants… avec la tête d’un incroyant !

    Dans cette atmosphère de paranoïa constante et de massacres gratuits, la menace que représente un Kane est minimisée, au point que notre personnage paraisse presque insignifiant face à une foule hystérisée par des préceptes absurdes. D'ailleurs, notre antihéros charismatique ne devra sa survie qu’en pénétrant dans l’antre de l'entité derrière cette vague de fanatisme, ce qui nous vaudra une longue scène psychédélique, au cours de laquelle l’immortalité de Kane sera mise à rude épreuve.

    Morceau monstrueux de Dark Fantasy aux échos – hélas – bien réels, ce second volet des aventures de Kane disserte sur la nocivité de la croyance instrumentalisée sans oublier de poursuivre ses expérimentations littéraires.

    Une pièce maîtresse du genre.
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    [1] – Caïn se prononce Kane à l’américaine…

    lundi 30 avril 2018

    Dessin du Dimanche : Shangir Althea & Aghara Tsahûl-Nashûl

    Deux dessins en attendant de plus amples chroniques littéraires. Ces sylvestres sortent tout droit du Royaume de Yelgor, mais j’ignore si je les utiliserais ou non dans le récit en court. Elles sont réalisées aux feutres, puis rehaussées par un léger travail numérique.


    lundi 26 mars 2018

    Les Chroniques de Yelgor : La Nuit de l'Auberge Sanglante chap 25/25

    Enfin ! La conception de l’illustration m’aura demandé un mois de plus que prévu – mon travail alimentaire ralentissant singulièrement chaque étape –, mais elle est à présent opérationnelle. C’est donc avec un sentiment d’achèvement que je vous soumets cet ultime chapitre des Chroniques de Yelgor… qui m’auront occupé, ainsi que mes deux complices Didizuka & Duarb Du, pendant deux ans. 
    Merci à eux. 
    Bonne lecture.



    [Chapitre 1 : Le Chevalier]                                                           

    Le blizzard masquait d’un voile opaque la plaine septentrionale. Les morceaux de glace et de neige s’accrochaient aux sourcils de la vigie, à ses poils de barbe et à son manteau en cuir de wyvie. Être nommé à ce poste en cette foutue saison blanche relevait de la punition céleste ! Les griffes du vent s’infiltraient dans la triple épaisseur de peaux enfilées les unes sur les autres. Il se tapait les flancs, cognait les lattes mal dégrossies de sa casemate pour se réchauffer les jambes avant de repasser derrière la lunette grossissante qui ornait le dessus de la lance de feu, inspectant la muraille grise formée par la bruine. Sur le mât, les nouvelles couleurs noir et jaune du drapeau de Sol étendaient à présent leur domination sur toutes les âmes du duché.

    Cela faisait des lustres que les relations avec le pays de Glaïv s’étaient effilochées. Les invasions de Hyksos enragés avaient eu raison de la civilisation dans ce coin du monde aride. Seules quelques tribus nomades abâtardies s’attardaient encore dans la toundra. Parfois, lorsqu’il était abandonné à lui-même, Marst tirait des salves d’énergie sur des individus faméliques montant des squalkrânes malades. L’œil dans le viseur, il scanna les environs, balayant les quatre baraquements en bois situés en-dessous de lui. Au pied de son nid d’aigle, il surprit quelques timides fumerolles emportées par des courants d’air gelé. Il repéra le capitaine Kerlaime Fronavar.

    Âgé de cinquante automnes, ce vieux briscard dont l’enfance avait été marquée par les raids des pillards Hyksos qui avaient succédé aux dévastations de la guerre, sirotait un thé beurré en déambulant dans la cour. En plus d’une triple épaisseur de peaux de bêtes, il avait revêtu un bonnet au goût discutable pour protéger ses oreilles. Son habituelle cuirasse dont il s’affublait pendant les heures de service reposait dans l’armurerie. L’hiver rude rendait inutilisable tout équipement métallique. Il avala une gorgée en fixant le vide blanc de ses lunettes aux verres fumés qui lui donnaient un regard d’insecte. La vapeur respiratoire sortait d’entre les mailles de sa quadruple couche d’écharpes. Ses doigts boudinés dans de larges bandes de cuir et de laine gauchissaient tous ses gestes.

    Lacrik Delamaro le rejoignit. Ce géant glovien à la peau cuivrée portait sur ses épaules sa lourde hache à deux mains. Le visage buriné par ses nombreux voyages, il jeta un œil sur la vigie, lui tendant d’une main sa tasse chaude avec un sourire narquois. Hardiment, il bravait les bourrasques la tête nue. Le vent caressait son crâne rasé paré d’entrelacements de runes noires lui servant de chevelure. Il se pencha vers son supérieur. Kerlaime eut un aperçu en gros plan de la cicatrice du Glovien qui zébrait le haut de son front et descendait en zigzag chéloïde sur sa joue gauche jusqu’à son cou, souvenir d’une confrontation musclée avec un Hyksos. Le Glovien appelait cela, avec une gourmandise vantarde non feinte, « une explication » cordiale.

    — T’as vu les instructions ?
    — J’espère que le seigneur de Glaïv, s’il existe encore, ne va pas nous envoyer des gens, parce que je ne sais pas ce qu’on va faire sinon.
    — Tu crois qu’on se dirige vers une scission avec le royaume ?
    — Ouaip ! dit le capitaine en soufflant sur sa tasse. Ça m’en a tout l’air… Je ne crois pas que notre roi veuille se plier à la nouvelle foi. Juste pour faire chier et montrer que c’est lui le patron.
    — Et vous, chef ?
    — Bah. Un dieu, des dieux… Tant que ma bourse est pleine, je veux bien accepter n’importe quelle idée… Les convictions trop fermement ancrées, ça ne paie jamais…

    Le colosse grommela une imprécation inaudible. Le capitaine – qui fréquentait depuis quelques années déjà le Glovien ombrageux – connaissait la cause de ce fatalisme. De par son origine, il ne pouvait qu’être désorienté par le fait de faire allégeance à une doctrine qui entrait en opposition avec tous ses préceptes animistes. Cependant, pour le moment aucun Urzam ne s’était manifesté pour convertir les hommes. Aussi, très pragmatique, Kerlaime ne voyait aucun problème moral à ce que chacun continue à s’en remettre aux dieux de sa préférence. Au moins jusqu’à ce qu’un maudit ratichon vienne les oindre de sa bénédiction. Et il n’était pas impatient que ce jour advienne, tant il détestait les salamalecs des religieux. Il avala une nouvelle gorgée. Oh ! il allait suivre les ordres à la lettre, cela était d’autant plus facile qu’on ne se pressait pas à son poste-frontière, que ce soit en provenance de Glaïv ou d’ailleurs. Il se demandait même si le monde ne finissait pas au bout de la toundra. Jusqu’à aujourd’hui, il n’avait intercepté qu’une seule caravane de prêtresses d’Ejulie perdue dans les plaines et talonnée par la meurtrière saison des tempêtes.

    Il se tourna par réflexe vers la prison. Le bâtiment en torchis et rondins se distordait sous l’assaut des tentacules neigeux, comme irréel. Il soupira. Il ne pouvait pas laisser les dames s’en aller, surtout après l’annonce qu’ils avaient reçue par l’intermédiaire de leurs sigils et qui prenait un effet immédiat. Le capitaine détestait ces objets démoniaques. Ils lui apparaissaient comme des maîtres inquisiteurs, implacables. Ils abolissaient les distances, donnant l’illusion que le monde n’était qu’un endroit aussi étriqué que le village de pécores où il avait croupi durant une partie de son enfance. Comme par hasard, la saleté cristalline se signala par une désagréable impulsion dans son doigt. Le capitaine démaillota les différentes couches de bandes qui le protégeaient pour libérer le sigil de sa gangue. Malgré la graisse dont il s’était généreusement enduit, le vent lui mordit aussitôt les phalanges. Tremblotant, il caressa les facettes du joyau qui projetèrent un cône verdâtre s’aplatissant en un écran ovale d’où surgirent les visages de sa femme et de son fils. Il leur sourit.

    — Est-ce que ça va, mes chéris ?

    Le gamin de deux ans babillait dans les bras de sa mère, envoyant parfois sa petite main dans l’image qui se transformait en une mimine fantôme avide de titiller les poils de barbe dépassant de son manteau.

    — C’est tranquille pour le moment.

    Il jeta un coup d’œil laconique au Glovien qui grimaça un sourire de connivence avant de s’éloigner, balançant sa tasse dans un monticule neigeux.

    — Il ne se passe pas grand-chose.
    — T’as vu la déclaration de Vanakard ? Les femmes doivent être enregistrées. Est-ce qu’on ne devrait pas partir ?

    Une réelle angoisse perçait dans la gorge de sa tendre moitié.

    — Faudra faire avec, grogna-t-il. Pour le moment, on m’a ordonné de garder les frontières fermées, tu comprends, ce qu’on fait…

    Avant qu’il ait pu achever sa phrase, les cris de la vigie le ramenèrent à ses devoirs.

    — On a des invités ! Deux personnes. Elles s’approchent !

    Le capitaine se demanda quel genre d’individus sains d’esprit auraient eu l’idée de risquer leur vie dans ce foutu blizzard. Cela n’annonçait rien de bon.

    — Excuse-moi, chérie, il faut que j’y aille. Apparemment, il y a des gens perdus dans la tempête.

    Il adressa un baiser à sa femme.

    — Fais attention à toi, mon amour.
    — Ne t’inquiète pas. Je te rappelle après !

    L’image s’estompa dans le vent et Kerlaime appuya sur l’alarme qui saillait sur les pilotis de la tour de vigie. Une sirène aigrelette mugit dans tous les bâtiments. Une vingtaine d’hommes, dérangés dans leurs occupations oisives, ne tardèrent pas à surgir équipés en manteaux et en armes. Les quatre mages avaient déjà tiré leurs Poings de Feu des holsters tandis que les soldats avaient leurs mains gantées sur la poignée qui de son épée, de sa lance ou de sa hallebarde.

    Le capitaine se pencha sur son sigil, parlant à la vigie.

    — Est-ce que tu peux m’avoir un visuel ?
    — Ouais. Je les ai tous les deux dans la ligne de mire.

    L’image verdâtre émanant de son sigil révéla deux silhouettes luttant contre le vent. Leurs traits étaient dissimulés par des chapeaux à larges bords, maintenus par une lanière épaisse. Les capes, semblables à des prolongations de leurs corps, étaient battues par les bourrasques. Les deux ombres ne paraissaient pas armées, mais Kerlaime se méfiait. Le plus petit des deux voyageurs portait un havresac dont les sangles boudinaient un étrange poncho hérissé de longs poils. Le plus grand du duo transportait une selle sur son épaule. Kerlaime hésita un instant devant ce spectacle. Puis il prit une décision. Le mieux était encore de leur dire de faire demi-tour et de revenir ensuite au chaud. Il coupa la diffusion de la perception de la vigie puis fit signe à trois de ses plus impressionnants lieutenants. Des vétérans dont les tronches cassées inspireraient une saine crainte à ces guignols égarés dans la plaine.

    — Delamaro, Herc et Venkor, avec moi. On va ordonner à ces deux abrutis de décamper. Après on se pintera un bon coup au chaud.

    Les trois soldats se mirent en marche. Ouvrir la porte principale leur posa quelques soucis, ses gonds étant enkystés dans des congères. Kerlaime dégaina son Poing de Feu, lâchant un rayon brûlant sur l’obstacle. Affaiblir la gangue de gel épuisa à moitié sa jauge d’énergie. Il grommela dans sa barbe, adressa un rapide signe des doigts à son complice le plus proche. Le Glovien et sa fidèle faucheuse achevèrent le boulot dans de grands ahanements de bûcheron, des blocs de glace volant autour du barbare à la peau cuivrée. Ils entrebâillèrent le colossal battant de lourds rondins, permettant aux trois hommes de se faufiler à l’extérieur de la forteresse. Ils progressèrent de concert, titubant dans l’haleine du blizzard. Le capitaine s’avança, sa main sur son arme, prêt à dégainer le cas échéant. Ses deux lieutenants attendaient à une distance suffisante pour ne pas le perdre de vue dans la grisaille tourbillonnante qui les environnait.

    Kerlaime pénétra d’une dizaine de pas supplémentaires dans la purée de pois, échouant à intercepter les silhouettes. La magie des optiques de la lance de feu permettait de faire abstraction – il ignorait comment – des perturbations climatiques qui brouillaient la vision, mais pour le moment, il n’y avait pas accès et il nageait dans un monde incertain et douloureux. Il grelottait sans s’en rendre compte, balloté par les rafales qui ne cessaient de le gifler. Il se retourna un court instant pour apercevoir ses hommes, minuscules ombres qui s’estompaient un peu plus à chaque enjambée. Seul le Glovien avait eu assez de présence d’esprit pour coller à ses basques. Il remuait la faucheuse entre ses mains, impatient d’en découdre.

    Il tourna son regard vers le voile impénétrable du brouillard et les voyageurs surgirent à deux pas de lui, comme enfantés par la tempête. Sur la projection verte du sigil, il n’avait pas pu se faire une idée du gabarit des personnes, mais maintenant qu’elles lui apparaissaient en chair et en os, il rata une respiration.

    Les deux individus étaient de véritables géants. Le plus petit le dépassait de plus de trois pieds, quant au second, Kerlaime devait lever la tête pour apercevoir le rebord de son immense couvre-chef. Il estimait sa taille à plus de onze pieds. Les multiples couches de peaux de bêtes et d’écharpes qui les enveloppaient ne lui permettaient pas de distinguer la trogne de ces zouaves-là. Ils demeuraient immobiles comme des statues divines, ce qui alluma, l’espace d’un bref instant, une légère crainte superstitieuse dans son esprit. Malgré toute sa méfiance envers les religions – quelles qu’elles soient – une forme de croyance atavique se lovait dans son intellect. Il repoussa cette réaction instinctive que tout homme ressent devant l’inconnu en trois expirations profondes, sa main droite se crispant sur la crosse de son Poing de Feu.

    — Oh là ! Vous ne pouvez pas aller plus loin, étrangers ! Les frontières de Mabs sont fermées jusqu’à nouvel ordre de Sa Majesté Vanakard. Retournez d’où vous venez !

    Il hurlait pour supplanter le mugissement du blizzard, mais même ainsi, sa voix sonnait aigrelette à ses propres oreilles.

    Le couple se consulta du regard. Kerlaime ne les entendit pas discuter. Cette situation puait. Il adressa un signe discret en direction de la vigie. La lance de feu devait être prête à cracher la mort au moindre geste suspect des étrangers. Le colosse arracha soudain une partie des étoffes qui masquaient sa bouche. Son énorme masse de muscles se pencha sur le capitaine. Kerlaime entrevit un pelage blanc, une monstrueuse main pelucheuse hérissée de griffes tranchantes et une mâchoire qui n’était ni humaine, ni animale. Elle s’ouvrit sur une rangée de dents aiguisées comme des rasoirs. Kerlaime éprouva l’odieux retour de ses craintes superstitieuses. Ces ogres étaient-ils des divinités en chasse, mécontentes d’être délaissées au profit d’une nouvelle foi ? Après tout, les Dieux Noirs avaient eu une existence bien tangible, avant d’être éradiqués par les héros de la Prophétie…

    Une voix mélodieuse sortit du cou de taureau du voyageur. Il s’exprimait dans un yelgorais approximatif, écorchant les mots. Le capitaine se concentra pour assembler cette bouillie de raclements de gorge flûtés en une phrase sensée. Ce qu’il en tira le surprit.

    — Vous ne comprenez pas... Nous devons trouver… Noctule… Allytah Nédérata… loin… voir… de Warwülf... Notre dieu… mort !

    FIN.

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    Un peu de musique pour se mettre dans l'ambiance...