vendredi 22 avril 2016

    Les Chroniques de Yelgor : La Nuit de l'Auberge Sanglante chap 4/25





    Illustration de Duarb.




    — Qu’est-ce que vous prendrez ?
    — Une assiette de limaces laineuses et un peu d’hydromel.
    — Et le gamin ?
    — Quel gamin ?
    — Celui que vous tentez maladroitement de dissimuler sous votre cape depuis que vous êtes entré !
    — Je suis désolé, mais je ne peux m’adresser qu’à une seule personne. J’ai des ordres très stricts. On m’a dit de rechercher un Noctule…
    — Je m’en doute. Un Chevalier de l’Unique, on ne voit pas ça souvent dans le coin… En ce qui concerne les Noctules… je n’en connais plus beaucoup, ça devrait être difficile à trouver.
    — Excusez-moi, mais je ne crois pas que vous puissiez m’être d’une quelconque utilité.
    — Vraiment ? Eh bien, je vais vous appeler le patron ! Peut-être que vous trouverez votre bonheur entre gonades !

    Le Chevalier attendit que les esclaves lui fournissent la large tranche de pain supportant la viande dorée à point, évitant le regard de la Noctule qui lui tendit une chope d’acier emplie à ras bord d’une bière mousseuse. Alors qu’il la quittait pour se précipiter dans un recoin à l’abri des éructations du commun des mortels, la Noctule l’apostropha une dernière fois.

    — Dans tous les cas, il faudra faire quelque chose pour votre gamin !

    Le Chevalier serra les dents. La garce l’avait fait exprès d'exposer aux yeux de la populace son secret. Dans le brouhaha général, les paroles se perdirent, mais déjà il surveillait ses arrières, scrutant les trognes que la vie avait charcutées à la recherche d’un traître potentiel prêt à le clouer au sol avec six pouces d’acier entre les omoplates. Enfin à l’abri, dans un recoin sombre, près d’une petite cheminée dont les flammes ronronnaient, il ôta son manteau, révélant le môme terrifié qu’il assit à sa droite.

    Dans les ténèbres, le gamin suivait les allées et venues des badauds, indifférents à l’activité grouillante de l’auberge. Le Chevalier, tout en picorant ses victuailles, essayait de faire avaler quelques chiches lippées à son jeune compère dépenaillé. Il surveillait les déplacements de la Noctule qui zigzaguait entre les clients, adressait une blague à des putains en goguette et discutait récolte des choux avec des pécores aux épaules empoissées de neige.

    Elle disparut dans les cuisines. Un homme immense sortit par la porte de service pour s’avancer vers lui. Il portait une vaste pilosité faciale qui s’étendait en rayons solides autour de sa bouche aux lèvres épaisses. Sa peau cuivrée luisait de reflets argentés sous l’éclat des bougies. Il claqua ses mains sur son ventre replet. À sa ceinture pendait un inquiétant assortiment de couteaux aiguisés et de tranchoirs. Ses yeux noirs fixèrent ceux du Chevalier qui se leva en un geste d’invitation poli, achevant d’avaler dans la précipitation son ultime morceau de pain juteux de graisse. L’homme ôta son chapeau mou et se frotta le crâne, comme s’il réfléchissait à la meilleure formule pour se présenter. Son énorme nez grêlé frémit devant le Chevalier, reniflant son parfum. L’attitude aurait pu paraître cavalière pour n’importe qui, mais on l’avait averti que la personne qu’il devait contacter, le mystérieux Noctule Allytah, ne s’embarquait d’aucune considération pour les bonnes manières.

    — M’sieu, ma femme m’a dit que vous vouliez me parler…
    — Je… Vous êtes un Noctule ?
    — Grands dieux, non ! Vous m’avez bien regardé ?
    — Mais je… C’est extrêmement important ! On m’a dit de trouver le Noctule Allytah.

    L’homme partit d’un rire sonore. Son œil pétillait de joie moqueuse. Le Chevalier chercha par réflexe la poignée de sa lame puis il se rappela qu’il l’avait laissée au comptoir. Il maugréa contre l'impudente patronne.

    — Non ! Moi, je ne suis qu’un humble cuistot. Je n’ai pas connu la guerre des Hautes Marches, contrairement à mon épouse…
    — Quoi ? Vous voulez dire que… Mais dans les chansons…
    — Tu as quel âge, jeunot ? T’as encore du lait qui pointe de ton museau pour accroire toutes les fadaises des bardes ?

    La Noctule s’était jointe à eux pendant leurs échanges. Le Chevalier n’avait pas remarqué sa présence, elle avait jailli des ombres comme par magie pour se couler en face de lui, son menton appuyé entre ses mains croisées. Son sourire d’accueil avait fondu en une expression interrogative et suspicieuse. L’homme serra l’épaule de sa compagne. Le Chevalier ne pouvait se détacher du visage de la Noctule, avisant ses généreuses mamelles par à-coups pour se convaincre de sa réalité.

    — Tu es sûre que je peux te laisser, chérie ?
    — Ne t’inquiète pas ! Pas question que je sombre dans de nouvelles cavalcades dans tous les royaumes. Une fois m’a suffi, merci ! Et si en plus de ça, c’est pour être transformée par je ne sais quel miracle en homme dans les chansons, c’est décevant. Mais dans le fond, ça m’arrange assez bien… Ça m’arrange…
    — Mais vous ne pouvez… C’est dans le Livre des Révélations que les femmes ne peuvent…
    — Alors mon grand, tu vas arrêter tes fadaises avec moi parce qu’on ne va pas s’entendre. Je n’en ai rien à carrer de ce qu’un prêtre a pu écrire dans un délire sous-alimenté.

    Elle le dévisagea jusqu’à ce qu’il se sente mal à l’aise. Il avait en face de lui le héros – ou plutôt l’héroïne la plus sombre – d’une saga qu’il connaissait depuis sa plus tendre enfance. Le redoutable tueur dont les intrigues tortueuses avaient été décisives pour la victoire de l'Élu sur les Dieux Noirs était donc une femme !

    Cela bouleversait sa compréhension du monde !

    Comment une femelle avait-elle pu accomplir les horreurs que les troubadours les plus complaisants s’amusaient à détailler avec une gourmandise morbide ?

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